Saint-Louis des Français, le 15 octobre 2023

« Les Pharisiens se réunirent en groupe, et l’un d’eux lui demanda, pour l’embarrasser : Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? »

À première vue, la question posée à Jésus paraît bien légitime (qui ne se soucierait de savoir ce qu’il y a d’essentiel dans la religion ?) mais l’évangéliste note qu’elle n’est en fait posée que pour « embarrasser » Jésus. Dans le récit évangélique de saint Matthieu, nous sommes dans les quatre derniers chapitres qui précèdent la Passion. Alors que Jésus s’approche peu à peu de la Ville sainte, il doit faire face à tous ceux qui, observant l’engouement qu’il suscite chez les foules, deviennent d’autant plus agressifs à son égard qu’ils pressentent que Jésus échappe au pouvoir que leur confère la religion. Sa liberté contredit leurs certitudes et son indéniable succès populaire nuit à leur prétendue autorité religieuse.

Dans les versets qui précèdent le texte que l’on vient d’entendre, Jésus a dû répondre aux arguties des Sadducéens qui voulaient lui faire admettre qu’il n’est pas possible de croire en la résurrection, parce qu’alors, une femme qui aurait eu sept maris ne pourrait plus savoir, une fois ressuscitée, de qui elle doit être l’épouse. Et Jésus les avait confondus. Mais à peine en a-t-il fini avec eux que ce sont les Pharisiens qui passent à l’attaque en lui demandant de résumer toute la Loi en un seul commandement. Une fois de plus, Jésus déjoue le piège qu’on voulait lui tendre : il n’y a pas un commandement unique, mais un double commandement, auquel se rattachent non seulement la Loi, mais aussi les Prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton Esprit, [et] Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » 

Comme il l’avait fait face aux Sadducéens, Jésus dénonce les dérives d’une attitude religieuse qui voudrait ne reposer que sur un savoir auquel il suffirait d’adhérer, plutôt que d’engager un travail de conversion dans la pratique concrète de la vie. Dis-moi comment la foi que tu professes a des incidences sur la façon dont tu vis, et je te dirai si tu es vraiment un croyant ! Cela vaut pour chacun d’entre nous, frères et sœurs ! S’il suffisait de dire que l’on aime Dieu pour être un bon chrétien, cela ne serait pas très compliqué. Mais si l’amour véritable de Dieu est indissociable de l’amour du prochain, alors cela devient bien plus exigeant, surtout s’il faut aller jusqu’à aimer son prochain non pas du bout des lèvres, mais « comme soi-même ». Emporté par son élan, Jésus n’hésitera pas à prononcer des paroles très dures, que Matthieu a consignées juste après ces versets, contre tous ceux qui profitent de leur prétendu savoir sur Dieu pour asseoir leur pouvoir, un pouvoir d’autant plus dangereux qu’il se présente comme religieux. Les religions, toutes les religions, peuvent donner le meilleur comme le pire. L’histoire et le présent nous le montrent assez ! Que de violences et que de guerres n’a-t-on pas décrétées en leur nom ?

Alors, pour sauver le peuple des dérives de la religion, Jésus conseille aux foules d’écouter ce que disent ces hommes religieux, mais de ne pas se fier à leurs actes, car « ils disent et ne font pas » (23, 3) ! Et il ajoute : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui fermez aux hommes le Royaume des cieux » (23, 13) ; vous négligez « les points les plus graves de la Loi : la justice, la miséricorde et la bonne foi » (23, 23) ; vous « êtes pleins d’hypocrisie et d’iniquité » (23, 28). Un grand théologien protestant du siècle dernier, qui avait dénoncé la façon dont l’idéologie nazie s’était infiltrée chez certains chrétiens allemands devenus farouchement antisémites, disait que parfois, quand une religion dérive de ce qui est le plus important dans son message, il faut avoir le courage de lutter avec Dieu contre la religion ! C’est aussi ce que le Pape François semble vouloir suggérer quand il dit que le Christ frappe parfois à la porte de l’Église, mais c’est pour sortir, pour nous recentrer sur l’essentiel, là où se joue la vérité de notre foi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même. »   

Frères et sœurs, la situation du monde, qui s’aggrave de semaine en semaine, de l’Ukraine à la Terre Sainte en passant par l’Arménie, le Soudan et bien d’autres conflits dans le monde, requiert de nous que nous nous recentrions sur l’essentiel. J’ai reçu dans la semaine un message poignant de Marie-Armelle Beaulieu, française qui vit depuis trente ans à Jérusalem, où elle dirige la revue Terre sainte magazine. Comme ce témoignage a été rendu public hier, je me permets de vous en citer quelques passages : « Je condamne sans hésitation, écrit-elle, les massacres qui ont été perpétrés par le Hamas. Le nombre de morts est non seulement effarant mais les conditions dans lesquelles des civils, enfants, femmes, personnes âgées ont été assassinés sont barbares. Les morts de la rave party, le pogrom du kibboutz de Be’eri sont inqualifiables dans l’horreur. » Puis elle retranscrit ce que lui a dit un jeune israélien : « C’est faux de dire que nous sommes surpris ! Comme si nous n’avions pas été assez arrogants en croyant que nous avions réduit cinq millions de Palestiniens à vivre comme des indiens dans les réserves que nous leur laissions ». Elle ajoute : « Plus tard dans la conversation, il m’a dit qu’il avait été soldat d’élite et qu’il avait tué des quantités de Palestiniens et qu’à l’époque il était “à l’aise avec ça ”. “C’était comme descendre un paquet d’ordures, ce n’est pas agréable mais on le fait.” Et il a poursuivi : “Un jour dans mon unité, l’un d’entre nous a protégé la vie d’un terroriste contre tous ceux qui voulaient le lyncher. En réalité, c’est lui le héros. Tuer c’est facile, c’est à la portée de n’importe qui. Mais voir l’Homme dans ton ennemi, c’est ce qui fait de toi un être humain. Ce jour-là, a-t-il ajouté, j’ai grandi en regardant ce que les héros savent faire”. »

En préparant notre liturgie de ce matin, il m’a semblé, frères et sœurs, que si le roi Louis IX fut inscrit au nombre des saints, c’est parce qu’il avait, à cause de sa foi chrétienne, quelques ressemblances avec le héros de ce soldat israélien ! Il connaissait l’horreur de la guerre et comment la violence, même au nom de la religion, pouvait altérer l’humanité de l’homme. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, au soir de sa vie, il écrivit à son fils Philippe quelques précieuses recommandations, afin qu’il n’oublie pas de se centrer sur l’essentiel : « Cher fils, je t’enseigne que tu aies le cœur compatissant envers les pauvres et envers tous ceux que tu considéreras comme souffrants ou de cœur ou de corps ; et selon ton pouvoir, soulage-les volontiers, ou de soutien moral, ou d’aumônes. […] Cher fils, s’il advient que tu deviennes roi, prends soin d’avoir les qualités qui appartiennent au roi, c’est-à-dire que tu sois si juste que, quoi qu’il arrive, tu ne t’écartes de la justice. Et s’il advient qu’il y ait querelle entre un pauvre et un riche, soutiens de préférence le pauvre contre le riche, jusqu’à ce que tu saches la vérité, et quand tu la connaîtras, fais justice. »

 Oui frères et sœurs, aimer son prochain, le plus pauvre surtout, parce qu’on aime Dieu, est bien le plus grand des commandements, le plus exigeant aussi. Oui, le pays de France et les Français de Rome peuvent être fiers de leur roi saint Louis ! Oui les paroles de Jésus contre les dérives de la religion résonnent avec force à nos oreilles dans notre contexte d’aujourd’hui : « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux » (Mt 5, 43-45). Nous savons tous combien c’est exigeant. Prions pour que nous n’oubliions pas que c’est essentiel ! 

+ Cardinal Jean-Marc Aveline

Archevêque de Marseille

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