Homélie du Cardinal André Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris

Frères et Sœurs,‎
En posant à Jésus cette question, le pharisien le soumet à l’épreuve. Mais quelle est cette ‎épreuve ? Il s’agit de savoir s’il est capable de reconnaître et de professer le premier ‎commandement du Décalogue, et donc s’il est un bon juif Mais en y ajoutant aussitôt le second ‎commandement qui lui est semblable, et qui est tiré lui aussi de la Loi de la Thora, Jésus contourne ‎l’épreuve et met en évidence un ressort qui tend tout l’enjeu de la fidélité des croyants. Leur foi au ‎Dieu unique les dispense-t-il de s’occuper des hommes ? Ou inversement, leur intérêt ou leur passion ‎pour le service des hommes les détourne-t-il de la foi au Dieu unique ? C’est inscrire dans ‎l’expérience de la vie humaine, et particulièrement de la vie des croyants, une question que nous ‎exploitons souvent quand nous mesurons la faiblesse de notre fidélité à Dieu en la compensant par ce ‎que nous nommons : un engagement au service des hommes. Comme si le service des hommes, ‎l’amour du prochain, étaient une sorte d’excuse pour que notre foi en Dieu et son expression ‎deviennent plus floues et moins pressantes ! Les consciences troublées se nourrissent de ce genre de ‎dilemmes dont elles pensent qu’ils peuvent leur apporter une échappatoire par rapport aux exigences ‎de leur existence. Ce que le Christ veut nous faire découvrir en citant ces deux commandements l’un ‎après l’autre, et en les mettant sur le même plan puisque le second est semblable au premier, c’est ‎qu’il ne peut pas y avoir de compétition entre la foi en Dieu et le service des frères, et c’est surtout ‎qu’il ne peut pas y avoir un authentique service des frères s’il n’y a pas en même temps une foi fidèle ‎à l’alliance avec Dieu. ‎
Ce dilemme traverse la vie de nos sociétés, nos choix, nos consciences. Est-ce que notre foi ‎en Dieu pourrait constituer une sorte d’excuse pour ne pas s’occuper du monde ? Est-ce que notre ‎engagement dans le service du monde pourrait constituer une excuse pour ne pas être pleinement ‎fidèle à l’amour que Dieu nous porte ? La figure de saint Louis, telle qu’elle nous est transmise par ‎les chroniques, nous montre précisément comment il a assumé la responsabilité qu’il avait à l’égard ‎de son royaume, tout en étant pleinement fidèle à Dieu, non seulement en intention, non seulement ‎par des actes de piété et de dévotion dont il était familier, mais surtout par la mise en œuvre de la ‎justice à laquelle nous invitait le prophète Isaïe. Au-delà de l’image d’Épinal du roi rendant la justice ‎sous son chêne à Vincennes, il y a des décisions politiques beaucoup plus graves, beaucoup plus ‎lourdes, comme par exemple de restituer des provinces injustement acquises par ses prédécesseurs. ‎Il y a dans la sagesse du gouvernement de saint Louis une illustration de ce que la fidélité à Dieu ne ‎se mesure pas simplement par des exercices de piété ou par des sentiments élevés, mais se ‎concrétise dans des décisions pratiques qui engagent les intérêts particuliers ou même l’intérêt ‎général. Cette double fidélité à la personne de Dieu et au droit des hommes est une marque ‎caractéristique de la sainteté de ce roi exemplaire. ‎
Au moment où les Pères du synode sont engagés dans une réflexion au sujet de la jeunesse, et ‎essayent d’exprimer quelque chose qui ouvre des perspectives d’avenir pour ceux qui entendent la ‎parole du Christ, il est très important pour nous d’avoir conscience qu’être chrétien en ce monde, ce ‎n’est pas simplement se rattacher à une société définie, ce n’est pas simplement se rattacher à des ‎sentiments humanitaires, c’est aussi être capable de prendre des décisions concrètes et pratiques qui ‎engagent notre manière de vivre, et spécialement notre manière de vivre avec les autres. Laisser ‎croire que l’on pourrait être chrétien en menant une vie qui serait contraire à la justice, ou qui ‎tomberait dans les travers que soulignait l’épître de saint Jacques, en transformant la vie sociale en ‎une sorte de combat et de compétition pour surmonter les idées, les choix, les activités des autres, et ‎se transformerait -nous le voyons malheureusement trop souvent- non seulement en des conflits ‎d’opinion mais en des actes de violence, comme si la conviction d’avoir raison donnait le droit ‎d’écraser ceux qui sont d’un avis contraire. Cette violence traverse notre société dans toutes ses ‎dimensions, non seulement dans des « quartiers difficiles » -comme on dit- mais dans les mœurs ‎ordinaires où l’âpreté des débats, le manque de respect envers les adversaires, la volonté de ‎ridiculiser ceux qui ne sont pas de notre avis, voire de les forcer par la violence, ne peut pas se ‎réclamer de la sagesse de Dieu. Oui, nous sommes dans un monde où deux sagesses s’exercent. ‎Une sagesse qui vient de l’alliance donnée par Dieu et qui se concrétise par la construction ‎laborieuse et persévérante de mœurs inspirées de la justice et de la charité, et une sagesse qui ne ‎vient pas de Dieu et qui est simplement la gestion des intérêts particuliers par tous les moyens dont ‎on dispose, y compris les plus violents. ‎
Aujourd’hui, plus peut-être qu’à d’autres époques, notre société ne fournit plus des critères de ‎jugement et des critères de comportement qui peuvent contenir la violence inscrite au cœur de ‎l’homme, et c’est donc pour nous une tâche prioritaire de mettre en évidence que ceux qui croient ‎réellement en Dieu ne se comportent pas comme ceux qui n’y croient pas ; que se déclarer chrétien, ‎ce n’est pas simplement poser des actes de religion et de piété, exprimer des bons sentiments – au ‎besoin devant les micros et les caméras -, mais c’est vraiment transformer notre vie pour que notre ‎manière d’être, en particulier avec les autres, soit un signe que nous sommes fidèles non seulement au ‎premier commandement, mais parce que nous sommes fidèles au premier commandement, nous ‎sommes fidèles aussi au second qui lui est semblable et nous nous efforçons d’aimer notre prochain ‎comme nous-mêmes, par amour de Dieu. ‎
Amen.‎

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