

Ne parlez de cette vision à personne. Sommes-nous autorisés à considérer la transfiguration de Jésus comme un événement isolé de sa vie terrestre ? Les trois disciples, Pierre, Jacques et Jean, spectateurs éblouis de la transfiguration, se retrouveront autour de Jésus, témoins somnolents de sa douleur à Gethsémani. Dans leur tristesse, ont-ils oublié cette vision ?
La vérité d’un visage n’est pas celle d’un instantané photographique mais la somme de toute une vie, avec ses splendeurs et ses tragédies, ses gloires et ses laideurs. Affliction et éclat, bonheur et angoisse, obscurité et confiance composent notre existence et façonnent notre être.
L’adoration de l’aspect resplendissant de Jésus n’est pas dissociable de la contemplation de son agonie quand il sue sang et eau (cf. Lc 22, 44). La bienheureuse confidence du Mont-Thabor n’est pas séparable de l’intimité tragique du Mont des Oliviers. Celui qui s’entretient – dans la lumière – avec Moïse et Élie est le même qui – dans l’ombre – confie à Pierre, Jacques et Jean : Mon âme est triste à mourir (cf. Mt 26, 38 ; Mc 14, 34)… Et dans le jardin, tandis que les trois disciples s’engourdissent, c’est Jésus qui est saisi d’une grande crainte et tombe face contre terre (cf. Mt 26, 39 ; Mc 14, 35). Le portrait achevé de Jésus n’est pas celui de sa transfiguration, il est parachevé par sa défiguration. Dieu veut être rencontré à visage découvert, à hauteur d’homme, à la fois transfiguré et défiguré.
Cependant, la révélation entière de la personne du Christ est celle de sa résurrection, la vérité de toute son incarnation ; seuil où son corps est semblable mais pas immédiatement reconnu – par ceux qui l’ont fréquenté pendant plusieurs années –, similaire mais autre.
Le portrait renvoyé par notre miroir ou nos relations n’est jamais exhaustif. Ne nous laissons pas enfermer dans ce que nous constatons de nous-mêmes ni dans ce que les autres nous en disent. Laissons Dieu nous modeler en nous à sa ressemblance ; avec lui, collaborons à l’authenticité de notre visage. Dieu se laisse trouver (cf. Jr 29, 13-14 ; Is 55, 6 ; 1 Ch 28, 9), il te cherche et le lieu du rendez-vous, c’est ton existence, toute ta chair, la plus glorieuse comme la plus ténébreuse, le Thabor comme Gethsémani.
Qui prions-nous, qui annonçons-nous ? Ne sommes-nous pas tentés de faire de nos heures de rencontre avec Dieu, des moments de bonheur privés, parfois exclusifs ? Nous nous plaisons à bivouaquer sur nos montagnes, à l’écart, loin des tracas et des soucis de la cité, distants des bruits de mort du monde, repliés devant un ostensoir posé sur un Thabor, pourtant c’est lui, le premier, qui nous contemple, nous déplie et nous déploie dans le désir amoureux qu’il a de chacun de nous.
Si l’ascension de la haute montagne s’est faite par l’adret, sa descente s’accomplit par l’ubac. La rencontre avec Dieu renvoie aux humains, n’installons pas notre tente sur les hauteurs, Dieu lui-même campe dans les solitudes les plus inférieures (Épiphane, homélie sur l’ensevelissement du Christ). Notre faiblesse, voilà ce que Dieu choisi comme force de sa manifestation (cf. II Cor 12,9), de sa théophanie. Prenons avec les disciples la route du Golgotha où Dieu nous attend, dans un visage qui n’est pas de gloire, d’honneur et de puissance mais celui d’un homme nu et défiguré. Toutefois, préservons comme un trésor en nous, la mémoire précieuse de sa lumière qui jamais n’aveugle ; nous souvenant que l’essentiel n’est pas de voir le visage de Jésus mais d’écouter sa parole.
Jean-Pierre-Brice Olivier, op
Saint-Louis-des-Français, Rome, 05-03-2023