
La Sainteté, Chemin et vocation à la beauté

Saint-Louis des Français, Rome, Toussaint 2022
La spiritualité chrétienne a souvent proposé une interprétation morale de la sainteté comme une lutte héroïque et acharnée contre le péché. Cet aspect combattif de la sainteté est certainement vrai, car la sainteté implique, d’une certaine manière, un effort et une ferme détermination à affronter ses propres « ombres », afin de reconnaître en soi, et donc de dominer, ces « passions tristes » qui nous inclinent au mal.
La sainteté est un chemin guidé par la belle vertu de force, c’est-à-dire l’attitude constante de résister à la tentation de fuir ses problèmes en choisissant la voie facile et destructrice du péché. Le péché, en effet, est une diversion qui nous conduit à nous éloigner de la vérité de notre condition d' »enfants de Dieu ». Et c’est souvent une mauvaise orientation de notre imaginaire qui porte à une telle alternative trompeuse.
Saint Ignace de Loyola pensait que l’imaginaire n’était pas contraire à la vie spirituelle. En effet, lui qui a manifesté une imagination extraordinairement vive dès son plus jeune âge en a fait le fondement de ses Exercices spirituels. Mais en même temps, Ignace nous met en garde contre les soi-disant fantômes qui peuvent nous visiter, c’est-à-dire ces fantaisies pécheresses qui portent en elles une promesse facile de satisfaction et de bonheur si nous acceptons d’agir comme elles l’exigent. À cet égard, il est intéressant de relever ce que le pape François a exprimé, dans la droite ligne de la spiritualité ignatienne : « Il est plus facile de croire à un fantôme qu’au Christ vivant! […] Il est plus facile d’écouter une idée qui surgit que d’avoir la docilité à ce Seigneur qui ressuscite des morts et qui nous invite à Dieu sait quoi ! »1
Si le péché est une illusion, une idée qui nous éloigne de la vérité de nous-mêmes, la sainteté, en revanche, est le chemin qui mène à la réalité et qui nous fait prendre conscience de ce que nous sommes au plus profond de notre être : des créatures aimées et rachetées dans le Christ.
L’apôtre Jean nous le répète avec insistance dans la seconde lecture d’aujourd’hui : « Voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes » (1 Jn 3,1).
Il peut être difficile, parfois même douloureux, de vivre de cette vérité, de rester dans cette lumière, au lieu de chercher refuge dans quelque coin sombre, mais c’est la seule possibilité réelle d’atteindre la plénitude de ce que nous sommes par la grâce et de ce que nous sommes appelés à être par libre choix.
Les Béatitudes de l’Évangile de Saint Matthieu nous disent sans faux-semblant combien il peut être lacérant, combien il peut être déchirant d’affronter notre réalité – une réalité faite de pauvreté, d’injustice, de guerre, de pleurs – et en même temps de ne pas perdre espoir, mais plutôt d’accueillir la bonne nouvelle de Jésus qui nous exhorte en disant: « Courage, tu n’es pas seul ! Je marche à tes côtés. Tu es aimé, tu es un enfant de Dieu ».
C’est pourquoi la sainteté ne peut se réduire au seul effort ascétique, ni consister en une autodiscipline pour ne pas pécher. Cette compréhension de la sainteté reste partielle si, en même temps, on n’affirme pas qu’elle est aussi une résolution à vivre à plein la vie quotidienne en reflétant la joie de se savoir aimé et racheté.
« Heureux » ceux qui comprennent que le vrai bonheur ne peut être atteint par ses seules forces, car il ne vient pas du monde. La vraie joie vient d’en haut, elle descend du ciel, car c’est la présence de Dieu qui vient à nous et devient notre compagnon pour l’éternité.
La révélation d’une telle présence de Dieu dans le monde est une œuvre discrète, elle n’attire pas le regard. Elle se fond dans les plis de l’histoire, sans en forcer le cours, et c’est bien ce que nous disent les Béatitudes: comment la transformation lente et progressive du monde, c’est-à-dire la révélation de Dieu à l’homme dans l’histoire, inonde de joie le cœur de ceux qui savent lire les signes de sa présence dans le monde d’aujourd’hui. Les saints sont ceux qui possèdent déjà l’héritage de la gloire éternelle, parce qu’ils ont choisi de vivre plongés dans le présent de l’histoire – la leur et celle du monde en laissant la miséricorde du Père vivifier leur existence et rayonner de chaque fibre de leur être.
Les Béatitudes ne sont donc pas un « nouveau commandement », mais plutôt l’Apocalypse de Jésus, c’est-à-dire qu’elles racontent la puissance bouleversante et subversive de l’amour de Dieu fait chair. En effet, lorsque le livre de l’Apocalypse nous parle de la fin du monde, en l’illustrant par la manifestation de forces incontrôlées, de catastrophes s’abattant du ciel, il indique en réalité la fin vers laquelle nous nous dirigeons: ce temps où l’amour du Christ récapitulera l’univers, le renversera comme un cataclysme, parce que la réalité elle-même sera ébranlée dans ses fondements par la puissance du pardon et de la réconciliation de Dieu.
La sainteté ne se conçoit donc pas comme une distinction entre les personnes, ni comme l’apanage de quelques privilégiés. Il s’agit plutôt de transmission, de diffusion d’une expérience de joie bouleversante: « je suis béni, dès à présent, parce que j’ai rencontré et goûté l’amour de Dieu ».
En d’autres termes, la sainteté est liée à notre réponse: Dieu nous donne et opère en nous dans la mesure où nous consentons à vivre de son amour doux et ardent.
Dans cette perspective, la sainteté est beauté, c’est-à-dire qu’elle est l’œuvre de sagesse que l’artisan suprême, l’Esprit Saint, accomplit en nous par le lent et minutieux travail de la grâce. La sainteté est philocalie, chemin et vocation à la beauté, possibilité que Dieu nous offre, en suscitant notre responsabilité à faire de notre vie un chef-d’œuvre, en se laissant façonner par l’amour de Dieu comme l’argile sous les mains du potier.
S. E. Card. Michael CZERNY, S. J.
¹ Pape François, homélie en l’église S. Ignace de Loyola à Rome, 24.04.2014